Une histoire environnementale des abattoirs en France

«Passant à Montargis, j’aperçus un veau attaché à un poteau par la patte de derrière, ayant celles de devant libres, et se débattant ainsi avec la mort au milieu des souffrances ; ce pauvre animal n’avait sans doute reçu qu’un coup de couteau mal appliqué, qui le laissa plus d’un quart d’heure livré à cette torture. Ne pouvant supporter pareil spectacle, j’en fis des reproches amers au boucher qui me répondit froidement que ce n’était qu’un animal
Un candidat au concours de morale de l’Institut National en 1802
Mémoire no 5 d’Amable Blanquet (Mende, s.n.i.).


Dans son livre Le coup fatal, l’historienne de l’art Elisabeth Hardouin-Fugier souligne le fait que, de l’antiquité Grecque à la France d’aujourd’hui, il existe un nombre extrêmement restreint de représentations picturales ou artistiques de la mise à mort des animaux. Ceux-ci sont représentés avant, bien vivants, participant aux Bouphonies des Grecs, paissant paisiblement chez les paysans de la France médiévale, ou encore après, inanimés ou leur cadavre déjà transformé en denrées alimentaires. Elisabeth Hardouin-Fugier interprète cette absence comme un malaise, presque un déni de la nature meurtrière de notre alimentation que nous voudrions à tout prix cacher. Cacher le meurtre c’est également ce qui s’est joué à Paris, au XIXème, quand les tueries accusées de pollution aussi bien environnementale que morale, ont peu à peu laissé place à des abattoirs. Ces abattoirs installés en périphérie véritables lieux clos et aseptisés dans lesquels on n’entre que difficilement offrent ainsi un contraste saisissant face aux tueries visibles et odorantes logées en plein milieu de la ville. En même temps que la tuerie, c’est le métier de boucher qui se transforme. Celui-ci qui autrefois sélectionnait, exécutait, découpait et vendait lui-même ses animaux, a vu du XIXème siècle jusqu’à aujourd’hui ses compétences se réduire et son rôle se limiter à celui d’un simple détaillant. Le XIXème siècle est par ailleurs particulièrement paradoxal si l’on considère les rapports entre les humains et les animaux non humains. Alors que la quantité de viande consommée par personne augmente, que la standardisation et la représentation croissante des bêtes comme des machines productives transforment physiquement les animaux et leurs allures (les vaches moyennes pèsent 300 kg au milieu du XIXe siècle contre 500 kg dans l’entre deux- guerres), l’opinion publique semble de plus en plus sensible à la souffrance animale, en témoignent la création de la Société Protectrice des Animaux en 1845, la présence de plus en plus importante d’animaux de compagnie dans les sphères bourgeoises urbaines, ou encore la votation en 1850 de la loi de protection des animaux domestiques sur la voie publique. Comment expliquer au XIXème siècle l’apparition des abattoirs et l’échec des bouchers qui avaient pourtant réussi à maintenir leurs privilèges face aux nombreuses tentatives de délocalisation des tueries au XVIIème et XVIIIème siècle ? Nous tenterons de donner ici quelques éléments de réponses, en nous intéressant notamment à la manière dont la sensibilité humaine croissante à la pollution et aux animaux s’est faite action politique.

Avant les abattoirs, les « tueries » parisiennes

Au XVIIème et XVIIIème siècle, le boucher est doté de larges compétences et d’un contrôle quasi-total de la viande qu’il arbore sur son étal. Ainsi, il se fournit dans les marchés aux bestiaux situés en dehors de la capitale ou directement auprès des éleveurs où il achète les animaux vivants. A l’issue des transactions le maître boucher parisien emmène ou fait emmener ses bêtes (des vaches, des cochons et des moutons) jusqu’à son propre domicile, généralement dans une étable jouxtant sa boutique. Les animaux sont ensuite mis à mort et découpés dans une pièce voisine de l’échoppe, parfois dans la maison même du boucher. Ces pièces sont appelées tueries, et sont pour beaucoup situées dans le tissu urbain parisien.

Dans les années 1770 on estime que Paris dévore quotidiennement 250 « bœufs » et 850 moutons. Un tel déplacement dans les rues de Paris n’est pas sans causer de troubles. Outre les encombrements courants aux portes de Paris, ce qui mécontente la population, ce sont les attaques de taureaux, stressés, effrayés par la foule, ou simplement mal assommés avant leur mise à mort, qui génèrent le plus d’hostilité. Habitants blessés voire tués, étalages renversés, marchandises brisées, sont des accidents courants faisant suite aux résistances des animaux face à leur sort. Le récit des évènements tumultueux du 26 Juin 1785 fournit un exemple intéressant. Ce jour-là, un taureau effrayé se détache de son troupeau. Dans sa fuite il blesse gravement 5 hommes ainsi qu’une fille de boutique qui, selon un rapport de police : « a crû s’en garantir en entrant dans une allée, mais le boeuf y est entré aussi, lui a donné un coup de corne dans la tête au-dessus de l’oeil droit, un autre coup de corne au menton sous la lèvre inférieure du même côté, ensuite l’a soulevée avec ses deux cornes par le milieu du corps, de sorte qu’elle s’est trouvée à califourchon sur le boeuf. Ceux qui habitent la maison sont descendus, ont chassé le boeuf et la déposante est restée à terre sans connaissance » . Ces troubles, ainsi que les nombreuses déjections et les mugissements des bêtes agonisantes, ne sont cependant rien en comparaison des griefs nourris contre les tueries pour la pollution qu’elles génèrent et le danger qu’elles représentent pour la santé publique.

En dépit de l’interdiction maintes fois répétée de ne pas répandre de sang sur la voie publique, il est très courant que tout ou partie du sang des animaux se retrouve dans la rue. Louis Sébastien Mercier dans ses Tableaux de Paris témoigne de l’omniprésence du sang, sans doute un peu exagérée, et du dégoût qu’elle lui inspire :

«Le sang ruisselle dans les rues, il se caille sous vos pieds. En passant, vous êtes tout à coup frappé de mugissements plaintifs. Un jeune boeuf est terrassé et sa tête armée est liée avec des cordes contre la tête. Une lourde massue lui brise le crâne ; un large couteau lui fait au gosier une plaie profonde. Son sang qui fume, coule à gros bouillons avec sa vie… »

Le sang s’accompagne généralement de petits déchets animaux, charriés par les eaux rougies des ruisseaux dans les quartiers de Paris où se situent les tueries. Les morceaux destinés aux tripiers et les excréments issus de l’écurie, accumulés dans la cour, ne font que renforcer l’atmosphère fétide des lieux.  L’odeur est pestilentielle. Des tas d’immondices et du sang caillé polluent les rues. Les eaux de la Seine sont souillées de tous les rebuts inutilisés. Le paradigme dominant de l’époque étant la théorie des miasmes,  l’atmosphère se dégageant des tueries est perçue comme particulièrement problématique et constitue un enjeu de santé publique. On pensait en effet jusqu’au XVIIIème siècle que l’odeur des tueries pouvait corrompre la viande. L’essor des théories aéristes a ensuite laissé penser que les humains étaient directement victimes de l’infection de l’air vicié émanant des tueries. Ainsi, dès 1737 la faculté de médecine se prononce pour un déplacement des tueries à la campagne.  Peu avant la révolution française certains médecins estiment que la pollution des ruisseaux qui charrient le sang et les déchets des tueries répandent une putréfaction qui engendre des maladies presque toujours mortelles. La pollution omniprésente, intenable pousse Louis-Sébastien Mercier à dénoncer « cette odeur cadavéreuse qui engendre tant de maladies ».

Ces tueries sont donc loin de faire l’unanimité au sein de la population et même de la classe dirigeante. De l’acte royal sous Henri III aux divers règlements du règne de Louis XIII, plusieurs tentatives juridiques ont essayé d’imposer aux bouchers le déplacement des tueries en dehors de la capitale. Cependant, faute de réel accompagnement et de projet d’infrastructure à opposer à des bouchers réticents de séparer géographiquement leurs échoppes des tueries, les règlements ne furent suivis d’effets. Il faut attendre 1664 pour qu’un projet réellement ambitieux de construction « d’abattoir » (le mot n’existe pas encore, et il faut davantage s’imaginer des tueries communes délocalisées en périphérie) soit proposé à la monarchie par un dénommé Nicolas Rebuy. Puis en 1685 et 1689 par l’Hôtel de ville, en 1692 par le contrôleur des finances, en 1737 par le Châtelet et l’Hôtel de ville, en 1748 par une compagnie emmené par un certain Marvilly, ou encore en 1771, 1773, 1777, 1778 , 1789, tous ces plans ayant été proposés par un particulier nommé Despenan. Une floraison de projets naissent ensuite lors des deux décennies suivantes. Néanmoins tous les projets d’abattoirs jusqu’au XIXème siècle furent rejetés sous la pression de bouchers qui craignaient que la création d’abattoirs ne les déposséderait, ainsi que par des autorités incapables d’imaginer un nouveau modèle d’organisation. L’inertie face aux nuisances causées par les tueries prend cependant définitivement fin au XIXème siècle, sous la double impulsion de courants hygiénistes et d’une sensibilité croissante à la souffrance des animaux.

La naissance des abattoirs

Bien que l’hygiénisme ne soit encore à son paroxysme haussmannien, ses prémices se font sentir à la fin du XVIIIème siècle et au début du XIXème siècle, notamment depuis la découverte par Lavoisier en 1775 du rôle de l’oxydation sur le vivant. Ce courant hygiéniste ou pré hygiéniste, inquiet de la corruption de l’air et de l’eau par les tueries, joue un rôle décisif dans la transformation des tueries en abattoirs. Dans les années 1770, un mémoire rappelle que « plusieurs Médecins […] se plaignent des exhalaisons dangereuses qui s’élèvent des Tueries situées dans le centre de Paris, dans des lieux resserrés, où l’air ne circule pas et leur attribuent les maladies épidémiques, le Pourpre, les gangrènes, les atteintes pestilentielles, Les fièvres putrides et malignes, etc. » Et en 1780, quand le secrétaire perpétuel de la Société Royale de Médecine est invité à livrer son point de vue, il confirme le diagnostic établi et réclame le bannissement des tueries de Paris. Ainsi quand le 9 février 1810 le décret impérial crée à Paris les 5 premiers abattoirs (le terme n’apparaît que dans l’ordonnance de police datée de 1818), c’est avant tout pour des raisons de salubrité publique.

La vision hygiéniste qui sous-tend l’inauguration des abattoirs est également visible dans leur conception qui doit correspondre à un idéal sanitaire. Au début du XIXème l’abattoir correspond à un regroupement des tueries en un même lieu, éloigné du centre, à l’abri des regards et entouré de hauts murs. L’eau y joue un rôle essentiel puisqu’elle est censée pouvoir garantir la propreté de l’abattoir construit systématiquement au plus près d’un cours d’eau, et si possible relié au réseau d’égouts pour emporter et dissoudre les effluents. Plus important, il doit être mis à l’écart, caché.

Cette dissimulation de la mise à mort des animaux a également pour objectif de protéger la population, et en particulier les femmes et les enfants, de la « pollution morale ». En plus de l’idée commune parmi les élites de l’époque, ayant en mémoire l’épisode de la Terreur, que la vue du sang excite ; on pense également que le spectacle de la violence rend lui-même violent. On justifie de tels propos en citant en exemple les bouchers et leurs garçons, réputés turbulents, lubriques et dangereux. Cacher la mort n’est cependant pas seulement le fait d’élites paternalistes et peureuses mais s’inscrit également dans une dynamique de sensibilité accrue à la souffrance animale ainsi que la promotion de l’animal sensible par les Lumières et la Révolution, où l’on repense les catégories et la légitimité de la domination des humains sur les animaux non humains.

Une histoires des sensibilités

A plusieurs moments dans son œuvre, Rousseau prône l’avènement de l’homme sensible qui doit faire suite à l’homme cartésien. L’homme sensible refuse la violence sur les animaux pour deux raisons. La première est qu’il s’agit de s’opposer à la violence en général, peu importe la créature martyrisée. La deuxième vient de cette idée tenace d’une porosité de la violence exercée sur les humains et les autres animaux. Autoriser la violence envers les animaux, c’est favoriser celle à l’encontre des humains. Dès lors, s’occuper des animaux, c’est donc s’occuper des humains. Par ailleurs on connaît désormais assez bien les rêveries végétariennes de Voltaire (bien que celui-ci ne l’ait vraisemblablement pas été). Voltaire est le partisan de l’idée assez peu défendue jusqu’à Darwin, d’une continuité entre l’humain et l’animal et donc d’une différence de degré et non de nature. Il s’indigne régulièrement de la violence faite aux animaux (surtout domestiques). Enfin, Voltaire semble réduire l’appartenance à une espèce comme un critère parmi d’autres. Certains de ses propos pourraient même s’inscrire dans une pensée antispéciste étonnement moderne : « Quel est le chien de chasse, l’orang-outang, l’éléphant bien organisé qui n’est pas supérieur à nos imbéciles que nous renfermons, à nos vieux gourmands frappés d’apoplexie, traînant les restes d’une inutile vie dans l’abrutissement d’une végétation ininterrompue, sans mémoire, sans idées, languissant entre quelques sensations et le néant ? Quel est l’animal qui ne soit pas cent fois au-dessus de nos enfants nouveau-nées ? » (Les Adorateurs (M, t. 28, p. 319)).

De nombreuses personnalités et penseurs souhaitent par ailleurs repenser les rapports des humains aux autres animaux. Charles Georges Leroy, lieutenant des chasses royales, écrit ce qui pourrait s’apparenter à des travaux d’éthologie et s’attaque donc à l’idée de l’animal machine de Descartes. Les naturalistes Bernardin de Saint-Pierre, Lacepède, l’auteur Louis Sébastien Mercier ou encore l’agronome Louis-Furcy Grognier font également part de leur sympathie pour les animaux et sont répugnés par la violence de leur exploitation (sans que l’exploitation en elle-même ne soit remise en question). Plus généralement la population parisienne supporte de moins en moins le spectacle de la violence, dans le même temps qu’elle devient davantage sensible à la souffrance animale.

L’adoucissement de la violence passe également par des mutations de la langue puisque l’éloignement physique des tueries s’accompagne d’une dissimulation de la mise à mort se manifestant par un vocabulaire nouveau.  Ainsi dans le Dictionnaire de l’Académie française de 1798, le mot « abattage » ne désignait alors que « entre marchands de bois, la peine et les frais pour abattre les bois qui sont sur pieds ». Ce n’est que lors de l’édition d’après (1832) qu’il le prend le sens « d’action de tuer, mettre à mort les chevaux, les bestiaux, etc ». Il en est de même pour le terme « abattoir », lié à la viande seulement à partir de 1832, qui remplace peu à peu celui de tuerie, qui perd ce sens en 1932. Le même phénomène lexical est également observable avec le remplacement du mot « écorcherie » par « équarrissage ». L’abattage comme l’équarrissage renvoyaient jusqu’alors à une action végétale, aux métiers de charpentier et menuisier. Le remplacement de termes « organiques » (tuer, écorcher) par un vocabulaire végétal est intéressant. Il minimise, du moins adoucit, le meurtre et permet de transformer l’animal mis à mort non pas en cadavre, mais en denrée appétissante.

De la masse au « pistolet humanitaire »

Si le lieu de la mise à mort des animaux change au début du XIXème, ils restent abattus de la même manière jusqu’à la fin du XIXème siècle, et ce en dépit de la présence croissante des vétérinaires qui s’imposent dans les abattoirs au détriment notamment des bouchers. Les vétérinaires sont loin d’avoir comme objectif premier celui d’assurer le bien-être des animaux abattus. Bien que la médecine vétérinaire se soit distinguée de la médecine humaine aux XVIIIème et XIXème siècles, elle ressemble davantage à une médecine des animaux au profit des humains. Lorsque l’état forme activement des vétérinaires, il manifeste d’une part sa volonté de lutter plus efficacement contre les épizooties ravageant les cheptels afin de limiter leurs conséquences économiques et les transmissions potentielles aux humains, et d’autre part celle de mettre à sa disposition des experts à son service. L’objectif des écoles vétérinaires est clair : il est d’améliorer la santé des animaux de rente et d’en tirer une productivité maximale.  Dans la continuité de la pensée hygiéniste, assurer une alimentation saine à la population devient une préoccupation politique importante et l’état cherche ainsi à exercer davantage son pouvoir dans les abattoirs, particulièrement sur le moment de la mise à mort des animaux. La Troisième République s’accompagne d’une politique interventionniste plus importante, et c’est donc en toute logique que l’état s’appuie sur les vétérinaires pour accroître son contrôle des abattoirs. Devenus experts en salubrité publique, les vétérinaires fixent et assurent progressivement le respect des règles qu’ils instiguent eux-mêmes dans les abattoirs, étendant davantage leur sphère d’influence sur les bouchers et les chevillards.

C’est vers la fin du XIXème qu’apparaissent les premières critiques de l’assommage à la masse des animaux pour les mettre à mort. Bien qu’une partie de ces critiques aient pu être motivées par une vision animaliste cherchant à épargner des souffrances inutiles aux animaux, ce sont surtout les arguments hygiénistes et économiques qui sont initialement évoqués à voix haute. Si raison morale il y a eu, c’était afin de protéger les hommes (du spectacle) de la violence, et non les animaux. La masse est ainsi critiquée pour l’image barbare qu’elle renvoie, ainsi que pour son inefficacité. Il faut parfois jusqu’à 15 coups pour terrasser un animal, augmentant les risques d’endommager son cerveau, ce qui d’après la pensée de l’époque risquait de faire se corrompre la viande plus rapidement. Un geste efficace pour neutraliser l’animal permet ainsi un gain de temps considérable. C’est dans cette optique qu’est introduit le merlin, outil à mi-chemin entre la hache et la masse, permettant une mise à mort plus brève. Suivant la même logique économique, néanmoins toujours plus teintée de sensibilité à l’égard de la souffrance animale, plusieurs inventions voient le jour rendant la masse et le merlin obsolètes. Dans un premier temps, le masque de Bruneau (masque en cuir imprégné d’un boulon amovible en son centre) permet une mise à mort plus précise. Mais c’est surtout le pistolet d’abattage- parfois dénommé pistolet humanitaire-  pour lequel deux brevets sont déposés en France en 1928, qui finit de rendre obsolètes tous les autres modes de mise à mort des animaux, à l’exception du gaz et de l’électricité. La masse et le merlin sont ainsi peu à peu interdits dans les abattoirs pendant que l’étourdissement avant saignée, par pistolet d’abattage à tige percutante, gaz, ou électricité, deviennent obligatoires par un décret en 1964 dans toute la France.

Illustration du masque de Bruneau

L’essor et parfois l’obligation rapide de l’usage du pistolet d’abattage, comme dans l’abattoir des Mouches à Lyon en 1930, n’est pas sans lien avec la sensibilité croissante de l’opinion publique, vétérinaires compris, vis-à-vis de la souffrance des animaux non humains. Cette sensibilité animaliste parcourt le XXème siècle et prend son essor dans l’entre-deux guerres. Ainsi en 1942, un jeune vétérinaire hiérarchise dans sa thèse les devoirs de l’abattage et place en tête la préoccupation « humanitaire», avant même la sécurité des ouvriers, l’intérêt économique ou la qualité sanitaire des viandes. Cette prise en compte croissante de la souffrance animale au XXème siècle peut surprendre quand on la met en parallèle avec l’industrialisation toujours plus importante de l’élevage et des abattoirs qui à partir des années 1960 se calquent sur le modèle états-unien pendant que la sélection génétique aboutit à des animaux énormes et standardisés et que l’on assiste à l’explosion de la consommation de viande par tête. En vidant de toute organicité le meurtre des animaux non humains, en le soustrayant au regard de la société, en le rendant indolore et donc acceptable, les abattoirs et la sensibilité à la souffrance des animaux ont pu en réalité contribuer à la réification des animaux non humains.

La transformation des lieux et méthodes de mise à mort des animaux à partir du XIXème siècle a des origines complexes qui s’enchevêtrent sans qu’il soit toujours évident de dire laquelle prime sur les autres. Si les enjeux de santé publique, les prémices de l’hygiénisme et la crainte d’une corruption de l’air et de l’eau ont assurément joué un rôle majeur dans l’établissement des abattoirs, il n’est pas possible d’ignorer les transformations de l’opinion publique, son rejet croissant du spectacle de la violence, ainsi que l’extension de son cercle d’empathie aux animaux non humains. Cette mutation de la sensibilité à l’égard des animaux devient claire au XXème siècle. Dès lors, la dissimulation du meurtre, la soustraction à l’œil de la mise à mort des animaux et des ruisseaux de sang ne suffit plus. L’idée même de leur souffrance devient pénible et c’est la méthode de mise à mort en elle-même qui devient remise en cause. Le décret de 1964 montre qu’une sensibilité, encore minoritaire, peut s’imposer au pouvoir politique, acquérir une valeur de principe moral et finalement inspirer la norme nationale. Pour autant, le pistolet humanitaire, marque-t-il « la fin de l’histoire » des abattoirs ? La deuxième moitié du XXème siècle et le début du XXIème siècle ont vu apparaître des mouvements politiques et philosophiques remettant en cause l’existence même des abattoirs et ainsi la légitimité morale du meurtre d’un animal pour ensuite le consommer. La création en France en 1991 des Cahiers Antispécistes, les marches pour la fermeture des abattoirs débutées dans les années 2010, sont des marqueurs de ce nouvel essor. Si l’on pourrait être tentés dans un premier temps de penser que ce mouvement s’inscrit dans la digne continuité du régime de sensibilités initié au XIXème siècle, on s’aperçoit cependant rapidement des caractéristiques inédites du mouvement animaliste et abolitionniste de la viande. D’une part, parce que son objet de contestation ne se limite pas au lieu et à la méthode de mise à mort, mais également aux élevages et à la nécessité même de consommer de la viande. Mais surtout parce que ce mouvement s’émancipe des paradoxes des XIXème et XXème siècles qui ont vu avancer parallèlement la prise en compte croissante de la souffrance animale avec l’explosion de la consommation de viande.

Bibliographie :

Quentin Deluermoz et François Jarrige, « Introduction. Écrire l’histoire avec les animaux », Revue d’histoire du XIXe siècle [En ligne], 54 | 2017, mis en ligne le 01 juillet 2017, consulté le 16 octobre 2017.

URL : http://rh19.revues.org/5180

Abad Reynald. Les tueries à Paris sous l’Ancien Régime ou pourquoi la capitale n’a pas été dotée d’abattoirs aux XVIIe et XVIIIe siècles. In: Histoire, économie et société, 1998, 17ᵉ année, n°4. Paris. pp. 649-676; doi : 10.3406/hes.1998.2006

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Éric Baratay, « La promotion de l’animal sensible. Une révolution dans la Révolution », Revue historique 2012/1 (n° 661), p. 131-153. DOI 10.3917/rhis.121.0131

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Damien Baldin, « De l’horreur du sang à l’insoutenable souffrance animale. Élaboration sociale des régimes de sensibilité à la mise à mort des animaux (19e-20e siècles) », Vingtième Siècle. Revue d’histoire 2014/3 (N° 123), p. 52-68. DOI 10.3917/vin.123.0052

Larue Renan, « Le végétarisme dans l’œuvre de Voltaire (1762-1778) », Dix-huitième siècle, 2010/1 (n° 42), p. 19-34. DOI : 10.3917/dhs.042.0019. URL : https://www.cairn.info/revue-dix-huitieme-siecle-2010-1-page-19.htm

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